Charte pédagogique

La charte pédagogique de l’UPOA peut se résumer en trois concepts ou principes directeurs : Savoir, Education et Démocratie. Ces finalités ainsi clairement posées justifient un travail théorique de fondation réflexive ainsi qu’une volonté pratique de mise en œuvre concrète, qui justifient à la fois l’existence et la vie de cette nouvelle institution qu’est l’UPOA.

Comme toutes les institutions d’éducation, l’UPOA met donc en œuvre une philosophie éducative que cette charte a pour but d’expliciter. Spontanément on pense aux grands textes fondateurs de l’éducation moderne. Mais ces textes de Platon, Locke, Rousseau, Kant, ou encore Montaigne, Fichte, Hegel ou Herbart ne suffisent pas à répondre à toutes les questions et il faut fonder la pédagogie de l’UPOA sur une autre démarche qui est spécifiquement celle que requiert la situation qui est la nôtre.

Les sciences humaines et sociales — psychologie, sociologie, sciences de l’éducation — ne suffisent pas à fonder notre démarche pédagogique, même si elles sont nécessaires pour la mettre en œuvre. Elles sont contraintes par le découpage de leur objet et elles ne veillent pas moins jalousement sur leurs frontières. Et la formation des enseignants elle-même est de plus en plus soumise aux exigences d’une professionnalisation à courte vue, sous la pression des difficultés qui demanderaient le recul d’une authentique réflexion pédagogique.

Cette réflexion est d’abord une démarche soucieuse de remonter aux présuppositions qui doivent guider les acteurs de l’UPOA, professeurs, étudiants et administrateurs. Une démarche préoccupée de l’articulation d’ensemble des différentes dimensions et composantes du champ pédagogique. Une démarche, enfin, qui vise à l’explicitation des fondements et des fins. Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Quelles sont les finalités de cette entreprise éducative qu’est l’Université polytechnique de l’Ouest africain ?

Toute entreprise d’éducation suppose une philosophie et c’est cette philosophie que veut exposer cette charte pour tenter de répondre au problème béant que l’éducation est devenue pour nos sociétés. Seule la réflexion philosophique est à même de répondre à ce problème d’une manière appropriée en nous permettant de le penser véritablement comme problème, de nous orienter dans le dédale de problèmes en lesquels il se décompose.

Il est donc nécessaire de remonter en deçà des discours spécialisés qui prétendent définir toute pédagogie. Ces savoirs spécialisés, reconnus comme seules connaissances scientifiquement établies, décrivent les situations d’apprentissage, la maturation psychologique, les procédés de transmission des savoirs. Elles permettent d’agencer de plus en plus méthodiquement l’école, en fonction d’une idée de mieux en mieux élaborée et fondée de sa mission, qu’il s’agisse de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, des méthodes pédagogiques ou de la connaissance des mécanismes sociaux Mais cela s’avère insuffisant car aucune de ces disciplines, en dépit de la pertinence des résultats qu’elles ont pu obtenir, n’est parvenue à asseoir le fonctionnement de l’institution sur des fondements sûrs et à le rendre transparent à ses principes. C’est le contraire : jamais l’opacité n’a été plus grande quant à ce qui se joue vraiment dans le processus éducatif à l’échelle d’une société, jamais le désarroi quant aux buts et aux moyens n’a été aussi sensible, jamais l’incertitude sur ce qu’il convient de faire n’a été aussi grande. La preuve est faite : ces savoirs ne suffisent pas. Même s’ils attrapent une partie de la réalité, ils ne permettent pas d’y faire face complètement. Ils demandent à être questionnés à leur tour relativement à leurs présupposés cachés, à leur part aveugle et à ce qu’ils laissent échapper. C’est pourquoi il apparaît ici nécessaire d’élaborer une charte pédagogique de l’UPOA et d’en formuler les grandes lignes d’application pratique.

Dans ce but critique, nous devons d’abord négativement essayer d’éclairer rétrospectivement les parcours qui, dans les institutions éducatives, nous ont conduits là où nous sommes, reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d’aujourd’hui. Il faut donc se donner une vue d’ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs.

Ensuite seulement nous pourrons examiner les conditions d’une réponse globale à la situation actuelle en mesurant les limites et les impossibilités sur lesquelles l’entreprise éducative est vouée à buter. Car l’école est souvent une institution à laquelle nos sociétés demandent trop et l’impossible et il faut réfléchir sur les conditions primordiales de son exercice et sur les limites de ses pouvoirs.

EDUCATION ET DEMOCRATIE

Nous privilégions ici une approche politique, au sens large et noble du terme, des problèmes d’éducation. Le problème de l’éducation est publiquement posé dans des termes politiques à un degré croissant et à une profondeur inégalée depuis que l’appareil scolaire est devenu l’une des plus décisives institutions de nos sociétés. Le projet pédagogique est aujourd’hui toujours un projet politique qui engage toute la société et son avenir. Longtemps on a voulu croire que la pédagogie pouvait être une science et cette illusion est aujourd’hui dissipée malgré des acquis considérables sur le plan de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent qui ont permis d’ajuster les apprentissages sur les étapes et les modalités du développement cognitif. Aujourd’hui on veut former des personnes et des citoyens, implicitement définis en termes juridiques et politiques. On veut promouvoir l’enfant en tant que sujet et acteur de la démocratie. La pédagogie qu’on met en place dépend donc de l’idée diffuse que notre société a de son école possible et de son école souhaitable et c’est cette idée qu’il faut essayer de dégager parce qu’elle doit orienter l’ensemble des pratiques éducatives. Et ce qui est jeu dans la pédagogie, c’est le projet de société que nous voulons construire ensemble.

Cette entreprise est difficile, parce que nous avons des théories-écran qui nous masquent les vrais problèmes en se présentant comme des évidences. Car l’économisme qui règne partout est bien un système de fausses évidences que nos sociétés affectionnent pour se tromper sur elles-mêmes et il règne sur l’école comme sur l’ensemble de la société. Tous les projets pédagogiques s’alignent sur les nécessités de l’adaptation au marché mondial. Et cette évidence interdit de comprendre ce qui se joue autour de l’institution scolaire aujourd’hui. Aussi il importe de resituer la pédagogie dans son cadre politique de projet de société et de prendre au sérieux le projet de démocratisation. Alors le problème de l’école, et donc de l’UPOA, s’inscrit dans une transformation d’ensemble de notre société, économie comprise — mais pas seulement l’économie, ni forcément d’abord l’économie.

Ce discours d’une pédagogie démocratique est complexe parce qu’il existe des contradictions dans la démocratie et que c’est dans le cadre des transformations actuelles de la démocratie et des problèmes qu’elles font surgir que l’analyse de cette pédagogie politique et de ses tensions internes est possible et prend sens. Sous cet aspect, l’éducation constitue un remarquable révélateur de la démocratie d’aujourd’hui et de ses questions. Considérée en elle-même et pour elle-même, l’école fonctionne comme un laboratoire des questions posées à la démocratie par le développement même de la démocratie. Ses concepts fondateurs, la liberté et l’égalité, y sont mis à l’épreuve, dans leur solidarité complexe, avec une ampleur et une intensité dans dont on n’a pas l’équivalent ailleurs. L’école est aujourd’hui l’institution où le problème principal de la démocratie, en tant que régime des droits de l’individu, à savoir le problème de l’articulation de cet individu avec le collectif, est testé avec le plus d’acuité, dans une configuration particulière, certes, mais qui n’en fait que mieux ressortir les termes de ce qui est devenu un dilemme.

Le projet démocratique s’est déployé, dans ses différentes versions, sous la préoccupation centrale de l’éducation de ses futurs membres. Sagement libéral, et porté à se suffire des seules lumières indispensables à l’exercice du suffrage, ou ardemment démocratique et soucieux d’accroître les moyens de la participation des citoyens à la décision en commun, il s’est toujours confondu avec l’ambition de former ses propres acteurs. Il était entendu que la démocratie serait ce que l’éducation ferait des citoyens. Or force est de constater que l’avancée du mouvement de la démocratie ne s’accompagne pas de l’avancée conjointe d’une école et d’une éducation démocratiques. Et cela conduit à remettre en question la possibilité même d’une éducation.

Les difficultés extrêmes auxquelles se heurte l’institution éducative, les perplexités majeures auxquelles elle est en proie nous obligent à reconsidérer le problème de fond en comble et à entreprendre une redéfinition de l’éducation et de la philosophie qui doit l’animer.

Il semble qu’on peut décomposer le problème éducatif en trois points qui s’enchaînent et qui permettent de définir les buts que s’assigne l’Université Polytechnique Ouest Africaine : les finalités de l’éducation au sein de notre société, la situation d’enseignement, l’exigence de justice sociale dans son application au domaine éducatif.

LES TROIS FINALITES DE L’EDUCATION Nous analysons ici non les trois niveaux du système éducatif, primaire, secondaire et supérieur, mais les finalités visées par le système éducatif à chacun de ces niveaux d’une manière à la fois identique et différenciée.

Première finalité : « construire un homme ». « L’homme est l’unique créature qui doive être éduquée. » Cette formule de Kant souligne la visée fondamentale du système éducatif. Encore faut-il définir et réfléchir sérieusement cette finalité. L’homme doit être éduqué, d’abord, parce qu’il vit dans une culture « langagière ». Entrer dans la vie, c’est se heurter à une précédence qu’il faut s’incorporer, et cela par le truchement d’autres dont vous dépendez sur un tout autre plan que celui de la dépendance vitale : ils savent ce que vous ignorez. Cette situation est la matrice de toutes les espérances, les bonheurs et les drames humains.

L’homme doit être éduqué, ensuite, en ce qu’il est un animal qui se donne une règle de devenir. Il doit apprendre à se gouverner lui-même, et à régler ses rapports avec les autres selon une loi commune. Là aussi, ces exigences sont à reconsidérer à un niveau supplémentaire de profondeur par rapport à celui où l’on avait coutume de les situer. Nous savons qu’elles engagent une structuration du sujet humain qui n’a rien à voir avec la « bonne éducation » ou les « bonnes manières ».

L’homme doit être éduqué, enfin, parce qu’il vit dans une société qui a ses exigences propres de reproduction et de perpétuation. Et une société démocratique ne laisse pas à ses nouveaux membres le droit à l’ignorance. Elle les instruit, elle les force en quelque manière à être libres, ou en tout cas à incorporer les moyens de la liberté. Autrement dit, le problème de l’éducation se pose toujours, par essence, de façon collective et, à certains égards, de façon impérative. Mais de l’existence de ces nécessités, il ne faut pas conclure à leur réussite automatique. Une société peut échouer à se reproduire et à perpétuer son système de normes et de valeurs, comme elle peut se révéler impuissante à donner le sens du gouvernement d’eux-mêmes à ses nouveaux venus.

Deuxième finalité : transmettre des savoirs

Dans nos sociétés modernes, la volonté de former des hommes du système éducatif est médiatisée par la décision de transmettre des savoirs et plus largement une culture. L’éducation devient école et l’école est une institution typique de la modernité depuis le 16ème siècle. Elle est inséparable de la nouvelle idée du savoir et des savoirs qui se construit à partir de cette époque et elle est intimement associée à la mise en place de la notion de méthode. Elle vise alors à faire naître en chacun un sujet de raison. A la familiarisation avec l’acquis d’une tradition, procédant par imprégnation et visant à l’incorporation des contenus et des formes validés par l’autorité d’un long usage, l’école moderne substitue l’emploi d’une médiation réflexive entre le sujet apprenant et ce qu’il doit apprendre. Cette médiation définit le rôle et la place du maître auquel il appartient de se demander comment on apprend, étant entendu qu’apprendre signifie simultanément se former en tant que sujet de raison, c’est-à-dire devenir capable d’apprendre. Le savoir est alors le savoir d’un sujet libre à l’égard de son savoir, puisque ce qui compte à ses yeux, c’est la puissance de se le donner à lui-même, non pas dans son contenu objectif, comme dans le monde de la tradition, mais dans sa construction subjective. Affirmer cela ne dit cependant rigoureusement rien de la manière dont on apprend effectivement à apprendre. Car le paradoxe est qu’on n’apprend pas tout seul à apprendre. Il y faut l’aide d’un tiers. Il est besoin de passer par autrui pour accéder à soi-même. Le sujet destiné à la possession de lui-même doit être institué. Il suppose que quelqu’un va s’interposer entre lui et l’élément du savoir auquel il doit accéder. Quelqu’un qui va être capable d’objectiver ce qui doit être su et transmis et qui va transmettre une méthode d’acquisition selon une progression raisonnée. Ainsi est défini le rôle de l’éducateur.

Il faut ici préciser, car ce point définit un élément essentiel du projet pédagogique de l’UPOA. Il ne s’agit pas d’accompagner et de faciliter un processus de familiarisation et d’incorporation qui se ferait tout seul, comme dans les apprentissages traditionnels. Il s’agit d’entrer à l’intérieur des opérations par lesquelles le sujet de raison est susceptible d’acquérir des connaissances en même temps que de se constituer lui-même, de devenir quelqu’un qui sait apprendre. L’éducateur est un médiateur entre le sujet et le savoir et le sujet de raison et lui-même : tel est le but de la pédagogie proposée à l’UPOA. Et ce but traduit la volonté de la pédagogie de faire de l’individu un citoyen, c’est à dire un individu de droit, une personne libre et solidaire. Et on peut affirmer sans erreur ni illusion qu’un tel projet n’est que la traduction particulière de la volonté de promotion d’une humanité universelle libre, solidaire et tolérante.

Un tel projet est ambitieux et exige la patience du temps, et l’effort de tous les membres de l’UPOA. Il exige sans doute des compromis provisoires et des mises en application par étapes progressives. Mais d’une part il est et doit rester une finalité essentielle du travail de notre Université, et il est également une contribution essentielle à l’avènement d’un Sénégal libre et démocratique.

Une telle perspective permet cependant dès aujourd’hui d’évaluer sereinement les difficultés actuelles de la transmission. Dans le domaine de l’éducation, nous vivons actuellement la liquidation effective du compromis entre apprentissages traditionnels et savoirs méthodiques. Dans le monde de la mondialisation, seuls ces derniers sont acceptables et opératoires désormais et tout ce qui ressemble de près ou de loin à une répétition mécanique, à une appropriation automatique, à une familiarisation routinière ou à une inculcation autoritaire se voit rejeté avec énergie. On ne peut guère s’y opposer, même s’il faut s’efforcer, comme notre Université le projette, de garder le meilleur de nos traditions. Mais cela ne nous dit pas, dans la pratique, comment il faut faire. C’est dans l’ordre des choses, ce qui s’accomplit là vient de loin et possède des racines très profondes, qui se confondent avec l’âme de notre culture. Il serait candide de croire qu’on peut s’y opposer. Sauf que, dans la pratique, cette réprobation de principe ne nous fournit pas par magie les moyens de réflexivité supplémentaire qui permettraient de sup suppléer à ce qui passait par les procédés traditionnels d’imprégnation-incorporation. Ce qui ne veut pas dire que nous n’avons pas à reprendre quelque chose de la tradition. C’est là tout le problème de la pédagogie de demain.

Troisième finalité : faire des citoyens.

L’éducation est rapidement devenue une préoccupation civique et une affaire publique de premier plan. Elle s’impose comme l’un des principaux vecteurs de la politique du progrès. Le bonheur du peuple auquel le gouvernement a pour mission de contribuer passe par l’éducation. Une instruction publique élémentaire constitue un impératif sacré pour une nation de citoyens et la société d’aujourd’hui a besoin d’une main-d’œuvre formée au lieu et place des anciennes masses rurales laissées à la coutume. Il faut ajouter que cela s’appuie sur le fait que chaque individu a droit au bonheur et a besoin pour ce faire de maîtriser le monde où il vit afin d’y réussir. L’éducation renvoie donc inextricablement aux droits individuels et à des besoins sociaux.

La dimension politique de l’éducation se déploie selon trois axes principaux. En premier lieu, la démocratie libérale est le régime d’un suffrage universel éclairé. Elle introduit un degré supplémentaire d’exigence par rapport aux rudiments dont pouvait se suffire une citoyenneté essentiellement conçue comme désignation de représentants chargés de délibérer entre eux des intérêts de la nation. Dans la démocratie libérale, démocratie de partis, ce sont des programmes et des doctrines qui s’affrontent devant le corps électoral et celui-ci entre dans le processus politique, avec l’exigence de juger en connaissance de cause. La demande d’éducation s’en trouve fonctionnellement poussée à la hausse. A cela s’ajoute que le système éducatif est ici concurrencé par le développement des moyens de communication de masse qui est loin d’avoir un souci éducatif.

En deuxième lieu, la pénétration des idéaux démocratiques dans la société modifie la nature de la demande d’éducation. Sous l’angle du droit, il se manifeste sous l’aspect de la poussée de la règle du mérite. C’est alors que naît l’idée, devenue pour nous capitale, d’égalité des chances. L’accès aux métiers, aux charges et aux fonctions ne peut se faire que sur la base des seuls talents, à charge pour la collectivité d’assurer la détection et le développement de ceux-ci, avec les correctifs que l’opération supposé. Cela dans une société où, au-delà des privilèges de naissance, les facteurs d’hérédité et de hiérarchie des rangs sont de plus en plus contestés. La mobilité sociale devient — commence à devenir — un idéal collectif. L’exigence de droit rencontrant pour une fois les besoins sociaux, il se trouve que le nombre de places attribuables en fonction du niveau de qualification s’accroît significativement. L’État démocratique a besoin, du haut en bas, de fonctionnaires éclairés, de même que le capitalisme managérial ou le capitalisme organisé requièrent des employés compétents.

Enfin le processus éducatif doit tenir compte de l’individualisme et de la volonté d’individualisation de la formation. Il faut inventer une éducation de l’épanouissement personnel — qui se trouve être par ailleurs une éducation du sujet de raison, telle qu’on l’a précisément définie. La difficulté est de poursuivre ces trois objectifs de front. La tendance à l’individualisation l’a emporté sur tout le reste. Elle entraîne avec elle une redéfinition du sens même de l’entreprise éducative qui lui a fait perdre de vue ses anciennes ambitions. Du projet de la démocratie par l’école, on est subrepticement passé à la visée de la démocratie dans l’école. Il s’ensuit une indifférence ou une cécité nouvelles et stupéfiantes, quand on songe aux obsessions de jadis à l’égard des effets de correction des inégalités et de mobilité sociale que l’institution est susceptible de produire. Ce qui compte, c’est l’égalité actuelle à faire prévaloir et reconnaître entre les élèves. D’où l’étonnement douloureux et incompréhensif devant les inégalités extérieures qui assiègent l’institution et qui la modèlent malgré elle — elle n’a plus besoin de ruses pour les reproduire, elle se contente de les photographier. Cette individualisation massive est la force qui préside à la liquidation des vestiges d’apprentissage traditionnel en les faisant apparaître comme des contraintes d’un autre âge et des procédés sans âme. On affirme alors qu’il ne s’agit pas d’imposer des contenus, mais de pousser au développement d’un sujet qui sait de lui-même s’orienter vers les contenus dont il a besoin et les manier, en un mot qui sait apprendre. Mais on ne sait pas vraiment enseigner ce « savoir apprendre ». On apprend à apprendre à partir de ce qu’on sait déjà et on fait comme si l’individu était déjà un sujet de raison. Ce sujet n’est pas au commencement, il émerge après coup et le postuler à la source, c’est en fait l’empêcher d’apparaître. Et la transmission des savoirs devient problématique car elle suppose antériorité et extériorité par rapport aux individus.

Il faut inventer une politique pédagogique qui accueille les individus et les reconnaît pour ce qu’ils sont, des individus qui ne sont pas encore citoyens et qui doivent le devenir dans et par le processus éducatif. Il faut dépasser la contradiction dans laquelle s’est enfermé le système : l’individu veut l’éducation, mais il ne veut pas être éduqué, il veut des savoirs dont il repousse les instruments.

LA SITUATION D’ENSEIGNEMENT

Il faut s’interroger sur la situation d’enseignement et tenter de l’analyser pour en dévoiler ce qu’elle requiert. Car il y a une situation d’enseignement qui résulte d’une sédimentation historique complexe. Elle a néanmoins une cohérence forte et elle mobilise une relation ritualisée destinée à induire des effets subjectifs destinés à provoquer l’émancipation d’un sujet. Il faut donc analyser cette situation et cette relation d’enseignement qui sont à élucider pour elles-mêmes. Cette situation et cette relation semblent mettre en œuvre deux composantes essentielles.

L’exercice d’une autorité en vue d’une liberté.

Il y a de l’éducation parce qu’il y a de l’autorité. Et il y a autorité, d’abord, parce que la société est forcément intéressée à ce qui se passe dans le processus éducatif. C’est elle qui dispense, par exemple, la norme sociale de l’indépendance individuelle. C’est une autorité sociale supérieure qui valide ou invalide l’autorité du maître ou du professeur aux yeux de leurs élèves. Il y a autorité, ensuite, parce qu’il y va dans le processus éducatif de la mise en rapport avec ce qui par excellence s’impose à celui qui est éduqué sans qu’il l’ait choisi, la culture où il doit entrer, qui le précède, l’enveloppe et le domine de toutes parts. Et cette culture a autorité, puisqu’elle signifie à l’individu éduqué qu’il ne sera rien s’il ne fait pas l’effort de s’y intégrer.

L’enseignant, en sa pauvre autorité, n’est jamais qu’un représentant de cette autorité sans visage. Il a un rôle d’intercesseur. Il protège contre cette autorité en ce qu’elle peut avoir d’écrasant, il la rend familière, accessible, argumentable, discutable. Il fonctionne comme un avocat des nouveaux venus auprès de cette source intraitable ; il leur ménage des accès et des transactions particulières avec elle. La particularité de cette autorité médiatrice est de s’exercer expressément, par l’élément même dans lequel elle évolue, en vue de la liberté intérieure de celui qui la subit. C’est sa seule justification. Elle est strictement désintéressée — à la différence des parents vis-à-vis de leurs enfants, le maître ne cherche pas à gagner ou à conserver l’amour de ses élèves. Il ne vise qu’à leur apprendre à se passer de lui, en accédant à la maîtrise réfléchie de la culture où ils ont de toute façon à entrer, maîtrise qui comporte la liberté de la juger avec l’aisance à s’y mouvoir.

La solution à cette tension entre l’autorité à exercer et la liberté à produire ne peut être qu’un art. Elle relève d’un compromis indéfiniment modulable et jamais rigoureusement définissable entre des pressions contradictoires dont chacune est destructrice lorsqu’elle est laissée libre d’aller au bout d’elle-même. Elle a ses pathologies. On connaît bien les pathologies de l’autorité mais nous avons aussi à apprendre les pathologies d’une feinte liberté qui, dissolvant la médiation nécessaire, laisse les individus démunis, en réalité, face à l’autorité invisible d’un monde qui leur échappe et se joue d’eux.

Une relation « impersonnelle » en vue d’une personnalisation.

L’enseignement a son lieu dans une institution. Il ne se déroule pas dans le privé de la famille. Cette réalité institutionnelle n’est pas contingente. La particularité de la relation d’enseignement est d’être à la fois institutionnelle et personnelle. Car elle est intensément personnelle. Non pas au sens où elle engagerait l’intimité des personnes, mais au sens où elle joue sur le mystérieux et tout-puissant ressort de la présence. Le phénomène nous confronte à la prodigieuse énigme qu’est la sensibilité humaine à autrui, l’enracinement de la communication dans la coprésence des êtres, préalablement et au-delà de toute verbalisation. La proximité parle. Et c’est par là notamment que passe de façon privilégiée la transmission. Nous ne savons toujours pas pourquoi, et on ne se l’est pas assez demandé, mais le fait est d’expérience universelle et quotidienne : les choses les plus abstraites de l’esprit, celles qui relèvent du pur exercice de la raison, en principe, nous deviennent mieux accessibles et plus claires en nous arrivant par le truchement d’un autre, de sa voix, de son corps, de sa vie, de cette aura qu’on appelle la présence, et de ce qui s’y donne implicitement à entendre de son propre rapport à ce qu’il enseigne. Et ce n’est pas tout : il faut que ce soit physique, charnel. C’est pourquoi la télévision ne remplacera jamais le maître et que le plus humble des professeurs, en chair et en os, fait mieux que les grands maîtres parlant à la télévision. Et cela vaut aussi actuellement pour l’Internet. Nous ne pouvons nous passer de nos pareils pour nous instruire. L’enseignement se joue, en tout cas pour sa part principale, en présence.

Mais en même temps, l’enseignement se situe en dehors des rapports privés et du pur face-à-face des individus. Il lui est essentiel de se dérouler en groupe et dans le cadre et selon les règles impersonnelles d’une institution. Non pas seulement parce que l’impersonnalité du cadre médiatise l’universalité du savoir qui forme l’objet de cette transmission, mais parce que cet anonymat relatif du groupe et de l’institution est la condition d’une liberté personnelle dans l’acquisition. Il représente une garantie du caractère individuel de l’appropriation, de la distance du sujet qui le laisse intimement maître de son implication. Il est ce qui protège la relation d’enseignement de devenir une relation d’influence. En effet, apprendre est cette chose extraordinairement difficile qui suppose d’équilibrer la mobilisation personnelle et l’insertion dans la communauté universelle des esprits. Cela requiert d’être intensément soi-même, tout en se posant comme avec les autres et identique aux autres. Je deviens moi en me faisant comme les autres et en partageant leurs pensées. C’est en fonction des nécessités de cette conjugaison problématique que la relation d’enseignement a cette particularité d’être une relation interpersonnelle dans l’impersonnalité d’un cadre institutionnel.

L’EGALITE, LE MERITE ET LA JUSTICE SOCIALE. Nous avons aussi à instituer dans le système éducatif la justice sociale et l’égalité des chances, et pour cette raison, nous devons repenser totalement les notions de réussite et de mérite. Le principe du mérite paraissait être la meilleure chance de résoudre la question des inégalités et le système éducatif était donné comme un moyen important de la politique sociale de réduction des inégalités. Comme les Lumières comptaient sur l’école pour éradiquer à la longue la superstition et le fanatisme, la démocratie sociale faisait confiance à l’école pour jouer comme un puissant vecteur d’égalisation dans la durée. Cela supposait seulement d’assurer l’égalité d’accès à l’éducation à tous les niveaux, tâche complexe, mais réalisable. Une fois l’égalité des chances garantie par une offre éducative homogène, ouverte et de qualité, personne ne doutait qu’allaient s’ensuivre de considérables effets de justice sociale sous l’aspect de la correction des inégalités de naissance et de milieux d’origine. L’école allait progressivement conduire vers une société plus juste, puisque basée petit à petit sur la seule inégalité que notre société égalitaire reconnaît comme légitime, celle des talents. Inégalité qu’entérine l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en exi¬geant l’égal accès de tous les citoyens aux « dignités, places et emplois publics, suivant leurs capacités, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Cela faisait la force de l’école : elle possédait le secret de l’inégalité juste. Or aujourd’hui cette inégalité-là aussi pose problème.

Cette inégalité due au mérité s’est mise à faire doublement question, en pratique. D’une part, au sein de la société globale, autant le principe du mérite était salutaire en tant que correctif des hiérarchise héritées, autant il devient injuste en tant que base exclusive ou principale de la hiérarchie sociale. Et surtout, la démocratie progressant, quelle pire inégalité que celle de ces dons qui organisent la société au profit d’une égalité à elle. Elle ne peut non plus faire l’impasse, comme elle y tend, sans du reste y parvenir, sur la différence des talents, qui ne se résout pas en diversité des qualités. La pédagogie mise en œuvre à l’UPOA fait le projet d’articuler, contrairement à ce qui se fait dans les grandes Ecoles internationales, l’égale dignité et l’inégalité des performances de chacun de ses étudiants. Elle contribuera ainsi à l’avènement d’une société plus juste, en étant porteuse d’une volonté d’égalité et de mobilité des personnes, sans vouloir faire à tout prix du mérite scolaire le critère d’une hiérarchie sociale juste. Elle se veut donc un laboratoire de la démocratie.

UNE EDUCATION A LA LIBERTE.

Ces principes qui fondent l’Université polytechnique Ouest Africaine et qui doivent animer sa vie ont pour finalité essentielle d’instaurer les conditions d’une autonomie progressive et responsable des jeunes filles et des jeunes gens dans leur vie personnelle et sociale. Notre Université a donc l’ambition de former des citoyens libres et compétents, capables d’assumer dans leurs pays des responsabilités importantes et décisives pour l’avenir de ces pays et leurs populations. Cette éducation à la liberté doit s’expérimenter et s’effectuer à la fois dans la vie commune au sein de l’Université et dans toutes les instances pédagogiques de formation intellectuelle et plus largement humaine.

Aussi tous les membres de l’Université, professeurs, étudiants, cadres et personnels administratifs sont appelés à participer activement à la vie collective de l’Université sous tous ses aspects et à en prendre la responsabilité. La liberté académique des professeurs dans leurs enseignements, et plus largement la liberté de chaque discipline dans ses choix et initiatives pédagogiques, seront assurées et deviendront effectives par la mise en place d’instances administratives qui se verront dotées d’un budget propre et auront pouvoir de décision. Mais cette liberté ne peut être réelle et efficace que dans un dialogue permanent et volontaire entre tous les membres de l’Université. C’est dans cet espace de dialogue, de travail et de responsabilité que deviendra effective cette éducation à la liberté.